La place du jeûne dans le Carême orthodoxe
La place du jeûne dans le Carême orthodoxe
Le jeûne tient une place particulière dans la tradition orthodoxe en particulier pendant ce temps de combat spirituel. Les privations orientent le chrétien vers l’essentiel. Entretien avec le Père Michel Evdokimov, archiprêtre des paroisses orthodoxes Saint-Pierre-et-Paul à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine).
« L'ascèse personnelle, familiale et paroissiale, en particulier dans la prière et dans le jeûne, est caractéristique de l'Orthodoxie »
Père Justin Popovitch (1894-1979)
La nourriture, un thème biblique
Dans la Bible, tout commence avec le partage de la « pomme » entre Adam et Ève. Et les récits présentant toutes sortes de repas y sont nombreux. Sans parler de la main nourricière de Dieu... Ainsi Élie, pourchassé par la reine Jézabel, jeûne pendant 40 jours, puis, à bout de forces il s’allonge sur le sol en disant : « C’est fini, je vais mourir. » À ce moment-là, un ange arrive et le nourrit.
Quant au peuple d’Israël qui erre dans le désert durant 40 années, il est sauvé par la manne qui tombe du ciel. Dieu intervient dans la vie des hommes pour les nourrir non seulement en esprit, mais aussi d’une manière plus matérielle. Et lorsque Jésus, poussé au désert, va jeûner pendant 40 jours : quelle sera la première tentation du Malin ? La nourriture...
Les orthodoxes attachent au jeûne une importance toute particulière parce que, à l'image de Jésus dans le désert, il permet de s'ouvrir aux réalités de l'Esprit, à travers le combat spirituel. Car, comme nous le montre le récit de Jésus au désert, le jeûne n’est pas quelque chose d’anodin. C’est un geste qui provoque des réactions violentes de la part des forces du mal. Les orthodoxes situent le Carême dans cet perspective : le jeûne nous rendant plus faible, le Carême est un temps de combat spirituel qui invite chaque croyant à un travail intérieur.
Une discipline sur soi-même
C'est en se privant de nourriture, que l'on découvre ce qui essentiel pour survivre. Or, « l'homme ne vit pas que de pain ». Le jeûne aide à maîtriser ses appétits et aiguise d'autant notre soif de Dieu. Les fidèles orthodoxes sont invités à jeûner non pas de leur propre volonté mais sous la direction d'un père spirituel. Je demande aux fidèles de ma paroisse de supprimer la viande et dans la mesure du possible les laitages.
Les moines orthodoxes, eux, observent un jeûne beaucoup plus strict : abstention de toute nourriture d’origine animale (viande, poisson ayant une arête, laitages, œufs) graisses et vin… Ce jeûne de la nourriture invite à d'autres formes de privations, comme le jeûne de télévision (supprimer les émissions récréatives ou frivoles) et les revues du même type. En contre-partie, je leur demande de lire au moins un évangile, si ce n’est les quatre, et ainsi de se rapprocher de Dieu par cet effort, et par une prière plus assidue.
Le jeûne conjugal est aussi préconisé, mais de fait il est déjà ancré en profondeur dans notre tradition. Les couples orthodoxes pratiquants ont l'habitude de pratiquer l'abstinence un jour avant, et un jour après l'eucharistie. Dans notre société d'abondance, cet apprentissage de la liberté face à nos dépendances n'est pas vraiment populaire. Alors qu'il y a des danseurs, des sportifs, des stars qui sont capables de se discipliner de façon drastique, ascétique, pourquoi est-ce que, nous chrétiens, nous ne pourrions pas nous soumettre à une discipline de ce genre, alors que nous sommes là pour montrer la valeur spirituelle et humaine du jeûne, dans ce qu’on appelle le partage ?
Le partage communautaire, une réalité
«Tu jeûneras pour partager cette nourriture avec les pauvres » disait saint Jean Chrysostome. Pour notre petite communauté, comme pour l'ensemble de la communauté orthodoxe, le jeûne n'est pas qu'un simple effort sur soi, il s'ouvre sur le partage en communauté avec « le pauvre ». Ainsi, dans notre paroisse, les sommes qui équivalent à notre privation de nourriture ou de divertissement sont mises de côté. Elle sont ensuite rassemblées et versées dans ce que nous appelons la quête de Carême. Après Pâques, cet argent sera envoyé à des œuvres humanitaires ici en France, en Roumanie, ou au Liban...
Nous sommes peu nombreux mais il est essentiel pour nous de faire ce geste d'offrande, car il crée un lien entre ces gens en souffrance et nous qui vivons dans des conditions plus favorables. Ce temps de jeûne personnel, de partage et de prière est vécu en étroite relation avec notre petite communauté, qui nous aide à en supporter l'exigence, tant il est vrai que le jeûne en France est autrement plus difficile, que dans un pays comme la Russie où vous êtes porté par une communauté élargie.
Propos recueillis par Évelyne Montigny,